- AFRIQUE ROMAINE
- AFRIQUE ROMAINELa domination administrative et politique de Rome sur les diverses régions de l’Afrique du Nord (mis à part la Cyrénaïque et l’Égypte) s’étend sur près de six siècles: depuis la prise et la destruction de Carthage par Scipion Émilien (146 av. J.-C.) jusqu’au siège et à la prise de Carthage par Genséric, roi des Vandales (430 apr. J.-C.). Sans doute, bien avant la première date, les rapports furent fréquents entre les peuples d’Italie et l’Afrique, alors plus ou moins pénétrée par les influences puniques. Inversement, la conquête vandale – comme la première conquête arabe deux siècles plus tard – ne signifia pas non plus l’effacement complet de toute influence romaine: des fractions importantes de la population (les habitants des villes et la classe des grands propriétaires fonciers) continueront de porter des noms romains, de parler latin, et même d’utiliser quotidiennement, dans le domaine du droit privé comme dans celui de certaines institutions, l’héritage administratif ou culturel de Rome. Mais, en dehors de ces six siècles, le continent africain sera néanmoins isolé de l’Italie et soumis à d’autres sollicitations.La période de la domination politique de Rome, en effet, ne marque pas seulement un rattachement artificiel à un centre de décision politique extérieur à l’Afrique, elle représente dans l’histoire de l’Afrique une rupture importante, l’intégration très poussée d’un monde berbéro-punique – jusque-là très influencé par l’Orient – dans la civilisation gréco-romaine.La romanité trouvera en Afrique un terrain très favorable et y poussera de très profondes racines. Dans un certain sens, on peut considérer la période romaine comme un épisode de ces alternances régulières entre les influences septentrionales et les influences orientales qui semblent caractériser l’histoire du Maghreb.C’est grâce à l’archéologie que nous avons un tableau concret de ce que fut l’Afrique sous la domination romaine. Nous serions aujourd’hui incapables de nous représenter son paysage avec le seul secours des sources écrites, compte tenu du fait que cette région de l’Empire romain connut un destin différent de celui d’autres régions du bassin occidental de la Méditerranée comme la Gaule ou l’Espagne par exemple.C’est l’archéologie qui nous permet de visiter des villes dont autrement nous ne connaîtrions que le nom. Il faut en outre souligner l’importance des informations qu’elle nous livre sur l’histoire de cette région, qu’il s’agisse de l’histoire de l’occupation militaire et des problèmes de défense, de l’histoire des villes et de la dynamique de leur développement ou qu’il s’agisse de l’histoire de l’art et du goût d’une société née du brassage de deux cultures, celle du conquérant et celle du conquis.Mais il ne faut pas se leurrer. Les acquis de l’archéologie africaine sont minimes en regard des lacunes à combler. En effet, peut-être à cause de la précocité de l’intérêt porté à l’archéologie pendant des décennies par ceux qui s’étaient plu à se considérer comme les continuateurs des Romains, l’historien est aujourd’hui déçu par le déséquilibre existant entre la quantité de vestiges mis au jour et la difficulté de leur exploitation en tant que sources de connaissance. Aussi les archéologues pressés de découvrir les monuments de «bonne» époque ont-ils trop souvent détruit des couches plus tardives, de même qu’ils ont systématiquement sélectionné ce qui était digne d’être étudié, en fonction de critères esthétiques trompeurs, abandonnant des vestiges plus modestes mais non moins intéressants pour l’histoire. Car l’introduction des méthodes rationnelles de fouille est récente, et il est souvent presque impossible de comprendre les fouilles anciennes et de dater les vestiges découverts autrefois.1. Les étapes de la conquêteRome a commencé par avoir, à l’égard de l’Afrique, une attitude plutôt négative. La destruction impitoyable de Carthage mettait fin à une obsession de plus d’un siècle: la crainte de voir aux frontières de l’Italie une puissance maritime et militaire redoutable.Les Carthaginois éliminés, cette hantise allait se prolonger à l’égard de l’allié de la veille, le royaume numide de Massinissa. C’est pourquoi le premier souci de Rome fut de «consacrer» le sol de Carthage, et d’annexer ce qui avait été son territoire et son empire, afin d’en tenir à l’écart le turbulent Numide: il s’agissait, comme l’a dit Mommsen, de «garder le cadavre».Tout de suite après la chute de Carthage, une commission sénatoriale organisa la nouvelle province. Elle comprenait les anciennes dominations carthaginoises, séparées du royaume numide par une frontière que matérialisait un fossé, la fossa Regia , prenant en écharpe tout le nord-est du Maghreb, à peu près depuis l’actuelle Thabarca jusqu’à Thenae (Thina), au sud de Sfax. Cependant, à l’intérieur de cette province, un certain nombre de villes qui avaient été plus ou moins dépendantes de Carthage (comme Utique, Thapsus, Lepcis Minor, Acholla, Thysdrus), mais qui avaient trahi sa cause, se firent les alliées de Rome, théoriquement indépendantes et liées à elle par des traités. En principe, le reste du territoire, qui avait appartenu en propre aux Carthaginois, devenait territoire domanial (ager publicus ) du peuple romain. Une partie était néanmoins cédée aux villes libres, une autre donnée aux transfuges; mais la majeure partie était laissée en fait à ses propriétaires indigènes qui – déjà du temps de Carthage – cultivaient, contre redevance, des terres ne leur appartenant pas.Avec la disparition de Carthage, de larges territoires se trouvèrent disponibles, mais il restèrent inutilisés pendant une vingtaine d’années, à l’exception de ceux où une poignée de sénateurs se taillèrent de vastes domaines en vertu du droit de «jouissance» (occupatio ).Première colonisationLa première tentative sérieuse de colonisation et la première vague de peuplement sont dues à l’initiative du parti populaire, pendant le tribunat de Caïus Gracchus (123 av. J.-C.). Ce dernier, entre autres solutions à la crise agraire qui affectait Rome et l’Italie, fit proposer, par une loi Rubria, la fondation d’une colonie sur l’ancien territoire de Carthage: six mille colons, recrutés dans toute l’Italie, devaient être installés autour de l’ancienne cité punique en ruine, dans la basse vallée de la Medjerda. De vastes opérations d’arpentage déterminèrent des lots assez importants; elles s’étendirent peut-être sur près de 2 000 kilomètres carrés, du cap Bon à la fossa Regia . Mais une telle opération, qui fut la première colonisation transmarine de Rome, excita l’opposition des adversaires des Gracques: on raconta – ce qui était sans doute faux – que Caïus avait installé ses arpenteurs sur le «territoire consacré»; cette calomnie ne fut pas étrangère à la chute du tribun. Cependant, la colonisation et l’émigration romaines en Afrique continuèrent, même hors des limites de la province; une loi agraire conservée par l’épigraphie, datée de 111 avant J.-C., consolida les assignations faites en 122. Ce peuplement romain, en partie composé de colons, de grands latifondiaires, de commerçants, de banquiers installés dans des villes comme Utique ou même Cirta, était en tout cas assez puissant pour influencer la politique de Rome à l’égard du royaume numide. Ce dernier, qui avait atteint sous le règne de Massinissa un grand degré de richesse et de civilisation, finit par échoir à un bâtard légitimé, au génie turbulent, Jugurtha, qui entra en conflit avec Rome (118-107). Menée d’abord mollement par l’aristocratie romaine, peu soucieuse d’annexions et complice de Jugurtha, la guerre que réclamaient les officiers et les hommes d’affaires fut conduite activement par le parti populaire, et surtout par C. Marius, élu consul en 107, grâce à une sorte de révolution politique. Elle eut pour résultat, avec la capture de Jugurtha, de mettre sur le trône de Numidie des monarques qui furent pour Rome de fidèles clients, et d’étendre – peut-être par une modification des frontières de la province – la zone de la colonisation (région de Guardimaou) et de l’influence politique de Rome (alliance avec Lepcis Magna, sur la Grande Syrte). Jusqu’en 46 avant J.-C., cet état de fait ne fut pas modifié. Mais le roi de Numidie, Juba Ier, prit malencontreusement parti pour les Pompéiens contre César pendant les guerres civiles; battu avec eux à Thapsus, il se suicida. César décida d’annexer une partie de son royaume qui forma une nouvelle province, l’Africa Nova. Le reste fut donné au roi de Maurétanie, mais ce qui constitue actuellement le nord du Constantinois fut confié à un condottiere, homme d’affaires campanien, P. Sittus, ami de César, qui s’y tailla, avec ses compagnons, une sorte de domaine.De la Cyrénaïque à l’AtlantiqueIl va falloir encore près de quatre-vingts ans à Rome pour étendre sa domination, de place en place, sur tout le Maghreb jusqu’à l’Atlantique. La mort de Bocchus II, roi de Maurétanie, en 33, amena Octave Auguste à essayer plusieurs formules: d’abord l’administration du royaume par des préfets; puis la résurrection éphémère d’un royaume de Numidie pour Juba II, fils de l’adversaire de César, élevé à Rome, philhellène et savant (30-25 av. J.-C.); enfin la restauration du royaume de Maurétanie, confié à Juba, en compensation de la Numidie définitivement annexée à la province romaine. Mais le fils de Juba II, Ptolémée, ne demeura pas longtemps sous le protectorat de Rome: il fut assassiné à Lyon en 40 après J.-C. par Caligula. Et, malgré la flambée insurrectionnelle qui en résulta, son royaume fut annexé après une dure campagne (41-43) et forma les «provinces procuratoriennes» de Maurétanie: Césarienne à l’est, avec pour capitale Cherchell; Tingitane, à l’ouest (Tanger).Désormais, l’Afrique romaine s’étendait d’un seul tenant de la Cyrénaïque à l’Atlantique; mais ni la pacification ni la pénétration des confins n’étaient terminées. Elles ne le seront, à vrai dire, jamais totalement; jusqu’à la fin, Rome se heurtera, sinon à des insurrections caractérisées, du moins à une insécurité, à des troubles de caractère ethnique, social ou religieux (les «circoncellions» du IVe siècle); elle aura toujours à protéger les territoires qu’elle conquiert et qu’elle administre contre les incursions de tribus nomades (rezzous) qui vivent en bordure du désert.La première résistance sérieuse éclata sous Tibère. Tacfarinas, chef musulame (tribu nomade de l’actuel Sud tunisien), dont les terrains de parcours traditionnels avaient été coupés par la pénétration militaire et la construction des routes romaines, fut acculé à la révolte. De 17 à 24 après J.-C., il mena une dure guerre, relativement savante (il avait servi dans l’armée romaine), attaquant, des confins de la Maurétanie à la Tripolitaine, les postes et même les colonies romaines. Il fut finalement vaincu et tué.Le système du «limes»Désormais, jusqu’à l’époque des Sévères et de Dioclétien, les progrès de Rome, quoique lents, seront constants. Les problèmes sont ceux de la pénétration des massifs montagneux (Aurès, Nementcha, Atlas tellien), de la construction de voies de communication stratégiques, enfin (à partir d’Hadrien sans doute), de l’établissement d’un système immense et complexe de fortifications et en même temps de mise en valeur, le fameux limes. Les progrès de la défense sont concrétisés par les déplacements des installations militaires: la légion d’Afrique, la IIIe Auguste, cantonnée à Ammaedra (Haïdra) jusque sous les Flaviens, s’installera d’abord vers Théveste (Tébessa), puis, sous Hadrien (en 128), au camp de Lambèse, à 30 kilomètres à l’ouest de Timgad, où une colonie de vétérans avait été fondée vingt ans auparavant.Jusque-là, l’avance prudente des soldats s’était accompagnée de l’organisation et de la construction de routes: liaison Carthage-Tébessa, grande rocade qui, de Hippo Regius (Bône, puis Annaba) et Cirta (Constantine) rejoignait la Tripolitaine (Lepcis Magna), par Tébessa, Capsa et l’isthme de Tacape, entre les chotts et la mer. En Numidie et en Maurétanie, en revanche, la pénétration s’arrêtait non loin des côtes: les Hauts Plateaux n’étaient pas effleurés. C’est seulement à partir des Antonins que commence le lent investissement des Aurès et des Nementcha, et l’occupation de postes militaires situés au sud, comme Gemellae. En même temps, sans doute, est entreprise la construction du limes, c’est-à-dire d’un ensemble complexe, étendu sur une zone de plusieurs dizaines de kilomètres de profondeur, fait tantôt de fossés barrant les vallées, de murs, de fortins, destiné essentiellement à la défense contre les nomades, mais aussi à une mise en valeur agricole, avec, par exemple, des travaux d’hydraulique.Tout le IIe siècle fut ainsi consacré, sur les confins, à un travail de pacification et de cantonnement des tribus maures. Ces dernières ne cessèrent jamais leurs incursions. En 122, Trajan doit les réprimer, il installe des camps dans la région d’Aumale; plus tard, c’est en Maurétanie Césarienne et Tingitane; périodiquement, il faut faire venir en Afrique des renforts pris en Espagne ou sur le Danube. Parmi ces tribus turbulentes, la mieux connue est celle des Baquates qui, de Sala (Salé) à Cherchell, harcèle pendant près d’un siècle les défenses romaines (guerres coupées de trêves solennelles, Rome menant à leur égard une politique de protectorat, aboutissant, au IIIe siècle, à la conclusion d’un traité). Toutefois, c’est de la fin du IIe siècle que datent les enceintes de beaucoup de villes de Maurétanie et de Numidie. Les derniers progrès de Rome seront l’œuvre de la dynastie militaire des Sévères, eux-mêmes d’origine africaine, qui feront faire au limes de Maurétanie un bond en avant considérable, en installant un détachement et un camp à Castellum Dimmidi, au nord de Laghouat, le point le plus méridional de l’occupation militaire romaine.En Tripolitaine, où se trouve leur patrie, Lepcis, ils commencent à organiser le revers des djebels, en construisant, au sud du limes proprement dit, une série de routes et de forts. C’est très vraisemblablement de l’époque des Sévères que date le début de la nouvelle méthode consistant à installer, sur le limes, des troupes chargées de cultiver le sol, les limitanei. Comme la IIIe légion Auguste fut dissoute en 238, il est possible rue désormais toutes les troupes aient été ainsi utilisées. Ce système se développera à partir de Dioclétien et de Constantin: en Tripolitaine, près de Ghirza, à 300 kilomètres au sud de Tripoli, on peut encore voir les grandes fermes fortifiées qui surveillaient les oueds et les pistes. Mais de Dioclétien aussi date peut-être le premier recul de la frontière romaine: en Tingitane, l’abandon de Sala et de Volubilis (ce qui, toutefois n’est pas certain) et la coupure des communications avec la Maurétanie Césarienne.Cependant, mis à part cet épisode, le système du limes fut soigneusement entretenu pendant tout le IVe siècle, jusqu’à l’arrivée des Vandales. Les Byzantins tenteront par la suite de le restaurer, sans y parvenir complètement. Restèrent définitivement en dehors de la mouvance de Rome: le sud de l’actuelle Oranie, l’Atlas saharien, les oasis. C’est seulement vers l’est que les Romains s’engagèrent profondément dans le désert. Il faut noter toutefois que, dès les origines de la conquête, ils eurent le souci d’accomplir des reconnaissances, le plus souvent militaires, dans ces régions: Cornelius Balbus, en 19 avant J.-C., Suetonius Paulinus, en 40 après J.-C., s’enfoncèrent peut-être jusqu’au Sahara (mais certainement pas jusqu’au Niger, comme on l’a dit).2. L’administration de l’AfriqueÀ l’intérieur des frontières ainsi définies, les grandes lignes de l’organisation administrative ne connaîtront que peu de changement jusqu’à la fin du IIIe siècle. On distingue quatre ensembles territoriaux différents par leurs statuts politico-administratifs.À l’est, la vieille province qui, à partir d’Auguste, est gouvernée par un proconsul de rang consulaire, et qui est, officiellement, du ressort du Sénat: c’est la région la plus peuplée (villes puniques de la côte ou de l’intérieur et nouvelles colonies romaines, dont Carthage, solennellement refondée en 26 av. J.-C.), la plus riche et la plus proche de l’Italie. Le proconsul d’Afrique dispose de trois «légats», qui le représentent chacun dans une partie de sa province, à Hippone, à Hadrumète, à Oea (Tripoli). Mais – ce qui est tout à fait exceptionnel dans l’administration provinciale du Haut-Empire – la province comporte une armée, la IIIe légion Auguste, qui, depuis Caligula (38 apr. J.-C.), échappe à la compétence du proconsul, quoique étant toujours stationnée sur le territoire de la province: désormais, le commandant de la légion est un «légat d’Auguste propréteur», de rang sénatorial aussi. En fait, tout se passe déjà comme si la Numidie était une province à part. Elle le deviendra officiellement à l’extrême fin du IIe siècle, lorsque le légat d’Auguste propréteur deviendra le légat de Numidie.À l’ouest, les deux Maurétanies – la Césarienne et la Tingitane – sont des «provinces procuratoriennes». Elles sont administrées par un procurateur de rang équestre, moins prestigieux et moins bien payé que les proconsuls ou les légats de rang sénatorial: mesure d’économie, concernant des provinces en somme marginales. Il faut noter que, dans la vaste région frontière du limes, c’est en fait une véritable administration militaire qui est installée, confiée aux tribuns ou préfets de cohortes d’infanterie ou de cavalerie, parfois à de simples centurions, qui allient les tâches civiles et militaires (ainsi en 144, à Sala, le préfet Sulpicius Felix, connu par une très belle inscription honorifique). Mais, parallèlement à ces gouverneurs – dont certains ne doivent en principe de comptes qu’au Sénat –, l’empereur entretient dans toutes les provinces des fonctionnaires financiers, soit à compétence générale, soit chargés de la perception de telle ou telle catégorie d’impôts ou de revenus. Ils coordonnent et surveillent l’administration financière pour le compte des bureaux de Rome.À partir de Dioclétien, l’ensemble des provinces africaines, réorganisé, forme le «diocèse d’Afrique», divisé en Afrique proconsulaire (qui relève directement de l’empereur, et non du préfet du prétoire d’Italie), Byzacène, Numidie, Tripolitaine, Maurétanie Sitifienne (autour de Sétif) et Césarienne. La Tingitane, rétrécie et isolée du reste de l’Afrique, est rattachée à l’Espagne, qui dépend du préfet du prétoire des Gaules.3. Économie. Société. CivilisationSi le IVe siècle, secoué par des insurrections et par une crise sociale et religieuse permanente (le donatisme), marque une nette régression de la vie économique (selon le Code Théodosien , XI, XXVIII, 13, vers 422, en Proconsulaire et en Byzacène, la moitié ou le tiers des terres sont exemptes d’impôts parce qu’elles sont abandonnées), tout autre est l’impression que laissent les trois premiers siècles après J.-C.On assiste alors à un développement de la vie économique, à une extension de l’urbanisation qui montrent la participation de l’Afrique à la prospérité générale dans la pax romana. Le témoignage conjugué des textes et de l’archéologie prouve qu’il y eut, de la part du gouvernement impérial, une intervention systématique pour favoriser ce développement, tout au moins sur certaines catégories de terres.L’agricultureSous la domination carthaginoise, l’Afrique était déjà célèbre pour la fertilité de ses terres et le soin avec lequel étaient gérées les grandes propriétés du cap Bon, ou du Sahel tunisien. De Caïus Gracchus à Tibère, les Romains prirent soin de cadastrer et de distribuer la plus grande partie de la province d’Afrique, en quatre opérations successives, dont les traces sur le terrain se voient encore clairement. Dès la fin de la République, l’Afrique est une terre à blé, et déjà «le grenier de Rome». Au milieu du Ier siècle après J.-C., elle fournit à elle seule un tiers de l’annone (la consommation de Rome distribuée par l’État), soit à peu près 20 millions de modii (1 780 000 quintaux). On voit l’importance que représente la mainmise politique sur cette terre. Cette grande culture du blé fut favorisée au Ier siècle par le protectionnisme qui se manifeste en Italie à l’égard des cultures arbustives (vigne et oliviers), et par la conquête progressive des terres de Numidie. Les terres cadastrées (où se développaient plutôt des exploitations moyennes) avaient été soit rendues aux indigènes, qui devaient simplement payer l’impôt, soit distribuées à des colons sous Marius, César et Auguste.Mais l’Afrique constitua également, dès les débuts, la terre de prédilection des grands domaines, dont l’origine était double: d’une part, des latifundia taillés sur le domaine public en faveur de riches sénateurs ou de chevaliers; de l’autre, les domaines royaux des princes numides, particulièrement importants dans la région de Teboursouk (Dougga). Ce phénomène de concentration de la propriété s’était accentué au Ier siècle: au temps de Néron, six propriétaires possédaient, disait-on, la moitié du sol provincial. Vers l’époque de Vespasien, l’empereur chargea sans doute un de ses parents, Curtilius Mancia, de prendre des dispositions légales concernant la mise en culture des domaines africains, l’installation de colons, le système des redevances: cette lex manciana sera encore appliquée jusqu’à l’époque vandale! Sous Hadrien, un autre règlement (la lex hadriana de rudibus agris ) vint autoriser l’installation de colons sur les terres incultes, donnant ainsi une nouvelle impulsion à la mise en culture et au défrichement: tous ces textes sont connus par une magnifique série d’inscriptions trouvées dans la région de Dougga (Aïn-el-Djemala, Aïn-Ouassel, Henchir-Metich).Ainsi, l’État intervenait soigneusement dans les rapports entre propriétaires et locataires, pour protéger le colon qui, sous le Haut-Empire, n’est pas encore réduit à la condition demi-servile que lui vaudra, à la fin du IIIe et au IVe siècle, l’attache à la glèbe. Cette intervention fut surtout sensible en ce qui concerne les cultures arbustives: à partir du IIe siècle après J.-C., l’Afrique cesse d’être essentiellement une terre à blé, pour se couvrir de vignobles et surtout d’oliveraies. Hadrien encouragea systématiquement la culture de l’olivier. Les textes et surtout les vestiges archéologiques laissés par les moulins permettent de dresser la carte de cette culture: les principales régions en furent la Byzacène (l’actuel Sahel tunisien), la région de Théveste, Thelepte et Sbeitla, le centre de la Numidie, entre Lambèse et Cirta. En Maurétanie, quoique moins concentré, l’olivier est partout présent. Comme pour les céréales, une bonne partie de la récolte était directement perçue, au titre d’impôts romains, par l’administration de l’annone d’Afrique.En contraste avec cette richesse agricole, dans l’Antiquité comme de nos jours, les ressources minières de l’Afrique sont assez pauvres. Les seuls produits du sous-sol proviennent des carrières de marbre, dans la région d’Hippone en particulier. Seules industries attestées, mis à part les établissements artisanaux d’intérêt local: les huileries, dont certaines, à Madaure par exemple, atteignaient des dimensions impressionnantes, et des industries spéciales, comme les fabriques de pourpre à partir du murex au cap Bon, à Collo, et surtout en Tingitane (on en a retrouvé d’importantes à Lixus). La Maurétanie et la Numidie importaient entièrement leur céramique, d’Italie, d’Espagne et surtout de Gaule. En Proconsulaire, on connaît cependant un certain nombre de fabriques de lampes ou de vases, à Hadrumète et à El-Aouja (près d’El-Djem): c’est que la céramique est liée à l’oléiculture. L’Afrique apparaît donc, pendant la période romaine, comme une sorte de «pays neuf», d’où les nomades sont refoulés. La conquête de nouvelles terres permet l’accroissement considérable de la production agricole (surtout céréales et huiles), ce qui autorise un accroissement de la population, sa concentration dans les villes, et surtout l’exportation des denrées vers les centres de consommation d’Italie. La vocation maritime de l’est du Maghreb était traditionnelle; pourtant, un des résultats les plus spectaculaires de l’œuvre de Rome fut le développement des communications, la construction d’un réseau routier remarquable, desservant les principaux ports: axe Lambèse-Carthage, routes reliant les ports de Numidie à l’intérieur, mais aussi grand axe transversal, des Maurétanies à la Tripolitaine. Le trafic longitudinal sur cet axe est attesté par le fameux tarif douanier trouvé à Zaraï. Les ports furent créés ou développés par Rome: les exemples les plus frappants sont ceux de Carthage et de Lepcis Magna, dont les installations furent constamment agrandies sous Trajan d’abord, puis sous les Sévères; l’archéologie les a presque entièrement dégagées aujourd’hui. Chacun de ces ports, ou presque, était relié à Ostie par des compagnies de navicularii régulières (on en connaît neuf) organisées sur le même modèle que les sociétés de publicains, et qui recevaient de l’État divers privilèges juridiques ou financiers en échange du service qu’elles rendaient: assurer le transport de l’annone. Après Dioclétien, alors que cette charge se faisait plus lourde et était plus rigoureusement réglementée par l’État, les compagnies de navigation se transforment entre les mains du préfet de l’annone. Il est certain cependant qu’à côté de ce commerce officiel il existait aussi un commerce libre, favorisant le développement d’une bourgeoisie d’affaires qui se plaisait à faire représenter, sur les mosaïques de ses demeures, les divers types de bateaux qu’elle exploitait.L’urbanisationMais, en définitive, la grande révolution occasionnée par Rome en Afrique fut moins le développement du commerce, qui existait déjà à l’époque punique, que le spectaculaire mouvement d’urbanisation qui s’étendit jusqu’à l’intérieur du pays. Sans doute Rome trouva-t-elle le noyau des cités puniques, non seulement les vieilles colonies alliées de Carthage (Utique, Hadrumète, Hippo Regius, Sabratha, Lepcis, etc.), mais aussi des cités libyco-puniques de l’intérieur, comme Mactar; sans doute, également, les rois numides avaient-ils tracé la voie de cette urbanisation, avec leurs «cités royales», comme Bulla Regia, ou Volubilis en Maurétanie. Mais toute la vie romaine était centrée autour de la cité: les colonies de César au cap Bon, celles d’Auguste en Proconsulaire ou en Numidie, celles de Trajan à l’intérieur (Timgad), montrent que, pour Rome, le peuplement civil ou militaire d’une province conquise se faisait essentiellement par la création de villes, dont les cadres sociaux et politiques pouvaient seuls assurer à la fois l’ordre public et la «romanisation», gage de loyalisme. Dans ces villes, s’installent même les grands ou moyens propriétaires des domaines environnants, qui ne gardent sur leurs terres qu’une «villa rurale». Les cités s’ordonnent autour d’un noyau monumental, uniforme dans sa variété, qui en atteste l’autonomie et la dignité: le forum, le capitole (temple de Rome et d’Auguste ou de Jupiter, etc.), le ou les marchés, la basilique, siège de la vie judiciaire et civique, le théâtre, les thermes, la palestre, souvent l’amphithéâtre. Tous ces monuments, qui montrent l’importance de la cité et qui fleurissent du Ier au IIIe siècle en Afrique (avec un très grand moment, celui des Sévères), sont offerts à la collectivité soit par l’empereur, lorsqu’il veut marquer sa bienveillance, soit par de riches familles, en remerciement des honneurs municipaux dont elles sont chargées. Ainsi étaient investis, non sans profits pour les corps de métier locaux, les surplus de la production agricole. La ville attirait aussi les ruraux, les hommes libres, par ses spectacles, par ses bains et surtout par le fait que toute réussite sociale, dans l’Antiquité, ne pouvait se faire qu’en passant par le cadre des statuts municipaux.Les villes sont ainsi un puissant facteur de romanisation, dans la mesure où l’État leur reconnaît des statuts de plus en plus intégrés (simple cité, municipe de droit latin) s’achevant par l’octroi généralisé du droit romain et du titre envié de «colonie».Ce sont les ruines de ces villes, souvent magnifiques, exhumées par les archéologues français et italiens, qu’on peut admirer aujourd’hui: Volubilis, au Maroc; Tipasa, Djemila, Timgad et Lambèse, en Algérie; Dougga, Bulla Regia, Sbeitla, El-Djem, en Tunisie; Sabratha et Lepcis Magna, la plus spectaculaire, en Libye. Cette civilisation urbaine produisit ses fruits, et l’Afrique fournit à Rome, pendant quatre siècles, quelques-uns de ses plus grands écrivains: le rhéteur et romancier Apulée de Madaure, Cornelius Fronton de Cirta, ami et confident de Marc Aurèle, et même un certain nombre de Pères de l’Église, comme Tertullien et surtout saint Augustin, évêque d’Hippone, qui meurt au moment précis de l’invasion vandale.4. Archéologie et artL’archéologie de l’Afrique romaine: nouvelles orientationsHeureusement, les progrès méthodologiques et techniques ont mis à notre disposition des instruments qui permettent de conquérir des champs de connaissance nouveaux.Par la photographie aérienne nous pouvons suivre les phases d’exploitation et, littéralement, de prise en main du pays conquis. La prise en main fut affirmée par les opérations d’arpentage, réalisées par les agrimensores , auxquelles furent soumises différentes portions de ce territoire. On distingue trois systèmes principaux couvrant la plus grande partie de la Tunisie actuelle où se situent les exemples les mieux connus. Du nord au sud le pays fut couvert d’un réseau dont les mailles avaient 700 mètres de côté environ. Les orientations respectives de chacun de ces trois systèmes permettent de les distinguer en centuriation nord, centre-est et sud-est. Ces opérations d’arpentage furent progressivement matérialisées sur le sol par l’infrastructure nécessaire à la mise en valeur: chemins, digues, canaux, dont les vestiges ont été retrouvés. La centuriation nord, par exemple, s’étend sur une superficie de 150 kilomètres de long sur 280 kilomètres de large. Il faut souligner la prouesse technique que représente la précision obtenue par les arpenteurs romains sur des étendues énormes au moyen d’instruments vraiment rudimentaires et malgré les obstacles naturels: relief difficile et marécages par exemple; il faut souligner aussi la longévité de ces travaux puisqu’on en retrouve des mentions chez certains auteurs musulmans.Des traces d’opérations analogues ont été repérées dans l’Est algérien.L’étude de ces réseaux est révélatrice des modes d’occupation du territoire et des éléments nécessaires à cette occupation. Aussi peut-on affirmer que la route Carthage-Sicca Veneria (aujourd’hui le Kef) a été construite pendant les opérations d’arpentage. Ainsi l’absence ou la présence de centuriation, selon les régions ou l’altitude, la façon dont les parcelles et leurs formes se sont conservées, sont-elles significatives d’un statut juridique particulier, de limites climatiques, de types de cultures intensives ou extensives. La photographie aérienne est très précieuse pour faire ces repérages. Mais la couverture aérienne de l’ensemble de l’Afrique du Nord n’a pas encore été publiée; en outre sans la reconnaissance au sol des vestiges, archéologues et historiens sont dans l’obligation de s’en tenir aux conjectures.D’ailleurs les problèmes de géographie historique commencent à peine à être entrevus. Pourtant, la connaissance des types d’agglomérations et d’habitats ruraux, la délimitation des aires d’influence ou d’emprise de la ville sur le territoire, l’esquisse des variations et des changements qui les ont affectés dans le temps et les différences qu’on pourrait relever d’une région à l’autre sont d’un intérêt capital, comme l’a montré une thèse sur Cherchell, l’ancienne Iol-Caesarea en Algérie. Notre familiarité avec le monde des campagnes est encore à venir. Quelques fermes ont été fouillées ou reconnues, mais aucune n’a vraiment été publiée. Ces fermes, par l’étendue des terrains qui en dépendaient, par l’importance de leurs bâtiments et des commodités qu’elles offraient, confirment ce que laissaient entrevoir les textes anciens quand ils évoquaient la prospérité de l’agriculture africaine et son importance pour le ravitaillement de Rome.Agriculture prospère et urbanisation activeD’autres indices vont dans le même sens. La photographie aérienne a permis d’apprécier l’importance de l’oléiculture, importance que la dispersion et la fréquence des pressoirs retrouvés par les archéologues n’ont fait que confirmer. La découverte de fers servant à marquer le bétail et à permettre l’identification de silos a attiré l’attention respectivement sur l’élevage et sur la céréaliculture. Cette prospérité avait été rendue possible par les techniques originales apportées par les agronomes romains et par des aménagements de toutes sortes pour résoudre le problème de l’eau.C’est cette agriculture prospère qui fournit les moyens nécessaires aux couches de la population gagnées à la culture et au mode de vie romains, pour étendre et transformer les villes préromaines (Iol-Caesarea, Dugga, Tipasa, par exemple) et pour doter celles de fondation plus récente (Timgad) des symboles d’appartenance à la romanité. Le mouvement s’engage plus ou moins tardivement selon l’intensité des contacts que les régions avaient eus avec la civilisation hellénistique: il commence dès le début du Ier siècle après J.-C. et s’accélère à la fin du même siècle. Il s’amplifie aux IIe et IIIe siècles, période considérée par les historiens comme l’apogée de la civilisation urbaine en Afrique, civilisation brillante et hégémonique. Ainsi dans la région la plus intensément touchée par le phénomène – le nord-est de la Tunisie – dénombre-t-on 157 cités se partageant 21 000 kilomètres carrés. Mais ces données précises sur une époque ne doivent pas dissimuler le déséquilibre qui caractérise nos connaissances. Il faut en effet avoir présent à l’esprit que les monuments publics des IIe et IIIe siècles sont bien conservés et accaparent notre attention et que nous ne savons, la plupart du temps, rien de ce qui les a précédés; de même nous ne savons que peu de chose – à part quelques générations – de l’habitat urbain et de l’urbanisme, centres monumentaux exclus.À la lecture des différentes publications, on pourrait croire que la ville romano-africaine se limitait à ses monuments publics, certains comptant, il est vrai, parmi les exemples les mieux conservés des architectures provinciales. Basiliques, curies, marchés, théâtres et amphithéâtres, thermes et aqueducs, arcs et portes relèvent des capacités économiques et «logistiques» d’une classe sociale, de l’ingéniosité de ses architectes et de la maîtrise de ses artisans. L’architecture et la décoration des quelques dizaines de maisons correctement publiées dont il sera question plus loin confirment cette assertion et trahissent une culture certaine, parfois même érudite, et la conscience qu’avait une classe sociale de son propre poids. Mais il est tout aussi vrai que la ville est aussi un ensemble de rapports sociaux traduits dans la configuration des quartiers. Elle ne se réduit pas à la monumentalité des édifices que réalisent les évergètes mais compte aussi ce citoyen de Timgad qui est en même temps le bienfaiteur de sa ville à laquelle il offre un marché, et le principal bénéficiaire d’une opération immobilière consécutive à la destruction de l’enceinte devenue inutile. Un autre citoyen, de la ville de Tipasa, réussit à transformer l’allure de «sa» rue pour l’adapter à la façade de sa maison. Ainsi faut-il joindre à l’admiration que l’on éprouve pour le génie de l’architecte rénovateur de Leptis Magna à l’époque de Sévère ou pour le plan d’une ville comme Timgad, une connaissance de l’«intérieur» de la ville romano-africaine.Un artisanat dynamiqueMais l’agriculture et l’urbanisme ne peuvent suffire à expliquer et à exprimer le caractère brillant de la civilisation romano-africaine. Lorsque nous en passons en revue les témoignages archéologiques, du plus humble comme la céramique, au plus prestigieux comme la mosaïque, nous sommes frappés par la diversité des produits «industriels» offerts par cette région de l’Empire romain et par l’intensité des échanges qu’ils révèlent, l’impression finale étant celle d’une intégration assez réussie, du moins tant que la conjoncture «internationale» resta favorable.L’exemple des marbres est significatif. Les carrières de Chemtou dans le nord-ouest de la Tunisie actuelle, dont le gisement était connu dès le IIe siècle avant J.-C. par les Romains, et celle du cap de Garde, près de Annaba en Algérie (un marbre blanc à veinules gris-blanc), fournissaient en marbre l’Italie, surtout Rome, et le sud de la Gaule. Inversement, nous rencontrons sur des sites de la côte nord-africaine, comme dans d’autres lieux, des pierres provenant d’Asie Mineure, d’Égypte, de Grèce et d’Italie.Les «industries alimentaires», comme le séchage des poissons et la confection de sauces à partir de ces produits, actives dès l’époque pré-romaine, semblent avoir connu un essor réel comme en témoignent le nombre et les dimensions des installations identifiées et fouillées sur la côte atlantique du Maroc, les épaves antiques et l’épigraphie. Il suffit de penser aux mosaïques inscrites de la place des Corporations d’Ostie ou aux étiquettes accompagnant les amphores à vin; l’archéologie témoigne ainsi de l’intensité des échanges.Mais il faut évoquer ce qui demeure le produit de l’artisanat classique par excellence: la poterie. Il s’agit d’une production remarquable surtout par sa longévité et par l’étendue de l’aire où elle est attestée. Malgré quelques avis sceptiques, on considère que cette céramique appelée sigillée claire africaine , a bien été produite en Afrique du Nord. Elle est caractérisée surtout par une engobe variant du rouge foncé au rouge orangé clair selon les époques et les ateliers. Apparue au cours des années soixante-dix du Ier siècle après J.-C., elle commence par supplanter des productions d’importation gauloise ou ibérique puis pénètre en Méditerranée occidentale et orientale et connaît le maximum de sa diffusion aux IIIe et IVe siècles après J.-C. L’éventail des formes comprend les vases semi-fermés comme les bols, ou fermés comme les cruches; mais une réduction de leur nombre correspondra à une standardisation obéissant à des impératifs d’organisation rationnelle de la production en grande série. La décoration, très simple au début, deviendra plus élaborée avec l’apparition de sujets empruntés aux jeux du cirque dont les Africains – parmi tant d’autres – étaient férus, comme nous en informent les auteurs chrétiens et comme en témoignent les vestiges monumentaux et la mosaïque. Parallèlement se développe une veine mythologique apparentée aux courants qui traversent l’orfèvrerie (celle d’argent en particulier) ou la sculpture de l’ivoire. Mais à côté de cette céramique «fine», tournée, persistait une céramique modelée, traditionnelle, dont nous évaluons mal le rôle.Un monde un peu particulier se trouve constitué par les confins sahariens de l’Afrique du Nord où Rome a, assez tôt – dès Auguste – affirmé sa présence par des opérations de bornage et des centuriations, en face des tribus indigènes nomades. À plusieurs reprises, sous la pression de ces tribus, à partir du IIIe siècle après J.-C. surtout, elle procède à une politique de peuplement et à l’établissement d’une série d’ouvrages et d’un réseau routier défensifs: c’est le limes, long de 750 kilomètres et profond de quelques dizaines de kilomètres. Peuplement signifie besoins, et c’est ainsi que sur les cent quarante sites dénombrés dans la partie tunisienne de cette région, on en relève seulement une trentaine à fonction défensive (constructions allant du castrum – camp – au burgus – fortin – aux murs et aux fossés adaptés au relief) permettant le contrôle des voies de passage et des points d’eau alors que tous les autres sont à mettre en relation avec la mise en valeur agricole (barrages et citernes, fermes).Les pratiques funérairesLorsque nous nous tournons vers le monde des morts, nous entrevoyons une réalité symétrique de celle des vivants, traversée par les mêmes oppositions entre ville et campagne, riches et pauvres. Seule une forte mortalité infantile, que des études statistiques pourraient confirmer, semble le lot de tous. Ce qui est certain, c’est que les vivants «chassaient» les morts et l’étude de la topographie funéraire permet de suivre les phases d’expansion et de rétrécissement des villes comme dans le cas de Tipasa.En l’absence d’études régionales systématiques, il est difficile de dresser un tableau crédible des pratiques et des rites funéraires qu’a connus l’Afrique du Nord à l’époque romaine. La nécropole de Draria et Achour dans la région d’Alger, par exemple, atteste le maintien de rites pré-romains quatre siècles après les premiers établissements latins dans une région relativement urbanisée. Ce conservatisme n’avait pas empêché l’usage d’un mobilier funéraire amené de Rome. Incinération et inhumation coexistèrent dans certaines régions, la première pratique étant d’origine gréco-punique quand elle n’était pas le fait de populations latines, et ce jusqu’à la fin du IIe siècle après J.-C. L’inventaire des types de contenants donnera une idée de l’enchevêtrement des données. L’incinération ayant eu lieu dans une cavité du sol, étayée ou non, les cendres pouvaient être conservées tout aussi bien dans une urne en marbre ou en verre que dans un vase de récupération, une amphore par exemple. Quand le corps n’était pas brûlé, il était placé à l’intérieur d’un sarcophage et enterré dans une fosse parfois étayée par un mur. Nous connaissons une grande variété de monuments allant de la stelle, au dolmen en passant par la coupole monolithe ou construite en moellons, et le Djedar.Une histoire de l’art à écrireL’historien de l’art de l’Afrique romaine ne dispose pas de sources écrites comme il en existe pour d’autres époques et d’autres aires géographiques. Il est donc contraint d’interroger, exclusivement ou presque, la production artistique elle-même, pour résoudre les problèmes de constitutions des formes et des rapports que ces formes entretiennent avec celles qui se sont développées dans d’autres régions de l’Empire. L’histoire de l’art de cette partie de l’Empire n’a pas été encore écrite, ce qui n’est pas pour surprendre: très souvent, en effet, la chronologie n’est pas sûre et les monographies nécessaires à la définition des différents constituants et apports sont encore inégales, selon les types de production et les régions. Mais dans ce contexte, deux champs artistiques ont accaparé l’attention des historiens: la mosaïque et, dans une mesure moindre, la sculpture.Mais on peut dès maintenant discerner les deux tendances de cette histoire. En premier lieu, l’intégration de la production artistique propre à l’Afrique dans celle de l’Empire est indubitable: par les thèmes et les techniques, par les diverses influences qu’on y décèle, l’art de l’Afrique romaine appartient à la koinè romaine. En second lieu, la réalité d’un développement spécifique est indéniable.La mosaïqueLes études d’ensemble les plus récentes consacrées aux mosaïques d’un certain nombre de sites africains (Utique, Thuburbo-Majus), tout en couvrant de larges tranches chronologiques, semblent, malgré leur nombre limité, suggérer qu’il faut attendre le IIe siècle après J.-C. pour qu’apparaisse une production caractérisée par la polychromie et par la présence de thèmes figurés. Cette production atteindra son apogée aux IIIe et IVe siècles après J.-C. Auparavant et jusqu’au Ier siècle après J.-C. les sols étaient couverts de céramiques. Les pavements en noir et blanc de type italien sont introduits à la fin du Ier siècle et restent en usage durant le IIe siècle.Comme dans d’autres régions de l’Empire, on note une relation entre les thèmes, réalistes ou mythologiques, et le genre d’édifice ou de partie d’édifice où le pavement est inséré. On rencontre fréquemment des sujets liés à l’eau et à la mer comme c’est le cas à Acholla où l’une des salles est décorée d’une procession d’êtres marins; à Timgad, le thème marin (une conque) s’adapte à la forme architecturale de l’une des niches du frigidarium (salle froide) des thermes de la «Grande Maison» au nord du Capitole. Dans les mêmes thermes, le panneau de seuil qui sépare le frigidarium et le tepidarium (salle tiède) représente deux paires de sandales – comme celles que l’on peut rencontrer sur les seuils des portes d’entrée de maisons en signe de bienvenue. Orientées en sens contraires, elles sont surmontées chacune d’une inscription, souhaitant l’une un bain agréable, l’autre un bain bénéfique. Dans les salles à manger, nous trouvons des natures mortes, le motif du sol non balayé, portant encore les reliefs du repas, comme dans une maison de Thysdrus (El-Djem) ou même un banquet comme dans une maison de Carthage, mais le thème est rare. Parfois des raisons techniques se superposent à des considérations entachées de superstitions et de la croyance en l’efficacité prophylactique des sujets figurés. C’est probablement le cas de la représentation des saisons ou des mois de l’année. Le motif des quatre saisons, placé aux angles de la salle, peut être rapproché de la décoration des plafonds et permet une partition équilibrée du pavement mais possède aussi une valeur de talisman. À Hadrumète (Sousse), nous en avons un exemple; dans ce cas particulier les saisons avaient été préparées sur des tuiles qui furent intégrées dans le pavement.Mais la relation entre les sujets figurés et la fonction de l’édifice, ou de la partie d’édifice concernée, n’est pas toujours simple à discerner. Il en est ainsi des pavements des grandes salles de réception. Des mosaïques décorent des salles au sud et au nord de la maison d’un certain Sorothus à Hadrumète. Le sujet «parlant» de ces deux mosaïques est la représentation des chevaux de course du propriétaire, disposés selon un schéma géométrique autour d’un paysage. L’allusion aux activités d’éleveur de Sorothus, propriétaire du saltus (domaine) sorothensis situé près de Thagaste en Algérie, est ici évidente. Mais la signification de ces tableaux est moins claire et doit être recherchée du côté de l’ostentation et de l’exaltation du rôle social, ostentation et exaltation d’autant plus compréhensibles que l’on sait toute la place qu’occupaient dans la société africaine les jeux du cirque. Ces œuvres datées de la fin du IIe siècle après J.-C. sont intéressantes par leur style. Elles donnent en outre un aperçu sur le développement de la mosaïque africaine. En effet, les paysages qui occupent le centre des panneaux se rattachent à une veine hellénistique bien connue. Sur une autre mosaïque de Sousse on trouve un paysage nilotique représentant un combat de grues et de pygmées. Cette veine hellénistique illustrée aussi par des scènes mythologiques fut probablement introduite par des artistes orientaux, comme semble l’indiquer une signature en grec – Aspasios –, puis diffusée par des cartons dont certaines sources ont établi l’existence et dont les analyses ont présumé l’usage. Mais en développant les compositions unitaires, parallèlement aux trames géométriques, cet art fera apparaître des thèmes spécifiques: les scènes liées à la «vie au domaine», aux travaux agricoles (Caesarea, Cherchell), à la chasse (Hypo Regius, Annaba, Carthage).L’intégration ne serait que dépendance si elle se limitait à une communauté de thèmes, de techniques et de traditions (à la fois romaines et hellénistiques). Mais à ces vecteurs qui viennent du Centre (Rome et Orient) a correspondu un mouvement inverse, une «migration des éléments de la culture artistique», démontré par l’analyse des mosaïques de la villa de Piazza Armerina en Sicile, dont les sources se trouvent à Thina (près de Sfax en Tunisie), à Leptis Magna et à Volubilis (Maroc).Les sculpturesOn ne peut en effet songer à employer le mot sculpture au singulier alors que nous nous trouvons devant deux groupes distincts d’œuvres: d’une part une sculpture qui s’inscrit dans la tradition romano-hellénistique par le matériau – du marbre souvent importé –, la technique et l’organisation de la production, et dont les exemplaires peuvent être comparés même quand leurs lieux de fabrication sont distants de centaines de kilomètres des deux côtés de la Méditerranée; d’autre part, une sculpture spécifique de l’aire qui nous occupe, la plupart du temps réalisée dans des pierres locales, quelquefois du marbre. Caractérisée par des traditions régionales, elle est l’expression d’un art populaire. Les stèles et les ex-voto, qui ne sont pas toujours des témoignages d’une vie religieuse indigène, en sont les meilleurs représentants.La sculpture de tradition romano-hellénistique est essentiellement liée à la vie urbaine et ne peut être séparée des monuments consacrés aux religions officielles, ou des lieux de la vie politique. C’est également un art docte, lettré. Un exemple significatif est donné par la collection du roi Juba II, prince hellénistique par sa culture, son mariage et sa formation. Elle comprenait des copies d’œuvres grecques classiques et hellénistiques. Or, nous remarquons que Cherchell, sa capitale, représente aussi une exception par la décoration architecturale de ses constructions en marbre, par leur facture typiquement romaine, comparable aux productions contemporaines de la Ville. Les statues de culte des divinités du panthéon romain, plus grandes que nature – l’effigie d’Apollon de Bulla Regia, en Tunisie, mesure plus de trois mètres de haut –, les portraits d’empereurs, les autels, celui de la gens augusta de Carthage par exemple, sont les produits d’un art officiel, stéréotypé qui joue un rôle indéniable dans l’organisation de la cohésion idéologique de l’Empire mais dont la préoccupation esthétique est difficile à discerner.Malheureusement l’état de la recherche ne permet pas pour le moment de faire toujours la part entre les productions importées ou réalisées sur place par des artisans voyageurs – un exemple convaincant est offert par les sculptures du forum de Leptis Magna. Il n’est pas téméraire d’imaginer que des ateliers, ayant commencé à fonctionner au début de notre ère dans de grands centres urbains comme Carthage, aient pu atteindre la maturité des œuvres du IIIe siècle si fréquemment citées comme l’illustration de la «tendance fondamentale à l’expressivité immédiate, brutale» que définissait R. Bianchi-Bandinelli, telle la statue d’une infidèle héroïsée, trouvée dans le temple de Saturne de Dougga, aujourd’hui conservée au Musée national du Bardo, ou la statue funéraire de Massicault du même musée.Stèles et ex-voto sont caractérisés par la rareté de la ronde-bosse, l’usage de la gravure et du relief, plus ou moins accentué. Encore une fois, le premier écueil réside dans la chronologie. En effet, en dehors des œuvres dont la date est fournie par une inscription, il semble hasardeux d’appliquer des critères adoptés pour le premier type de sculpture, tels que la coiffure ou le vêtement. Parfois, l’historien dispose d’éléments de datation indirecte – l’année de fondation d’une ville par exemple ou le matériau utilisé – mais cela n’est point suffisant. La stèle est composée le plus souvent selon un axe vertical au long duquel se superposent les images de la divinité ou de ses attributs, du ou des dédicants et finalement des animaux offerts en sacrifice. Les stèles nord-africaines se distinguent des stèles fabriquées dans d’autres régions de l’Empire par leur disposition en registres. L’introduction d’un cadre architectural (fronton triangulaire, colonnettes) apporte la preuve du contact qui s’est établi entre les traditions artistiques indigènes et le cadre de vie romanisé.Pour conclure on se doit d’insister sur la complexité du tableau qui se dégage de ce voyage à travers les vestiges archéologiques et les témoignages de la production artistique, tableau dominé par l’intensité des échanges commerciaux ou autres, et par la coexistence de deux mondes, le monde urbain et le monde rural.C’est à partir de cette situation que se formera l’Afrique des époques plus tardives, Afrique chrétienne – le christianisme ayant connu un développement particulier dans ces régions – et musulmane.
Encyclopédie Universelle. 2012.